La solitude, tu la quémandais. A chaque jour, chaque infime seconde de tes journées. Et tu enviais ceux qui pouvaient se vanter de l'avoir pour compagne, pire, parfois tu ferais tout pour prendre leur place. Rien qu'un temps, bref, juste pour goûter à nouveau aux joies du silence. Juste une minute, ou même la moitié. Le temps de fermer les yeux, les deux, vraiment. Tu demeurais si lasse de ne dormir que d'un œil, d'à chaque instant devoir être sur le qui-vive et surtout, de devoir regarder ces autres, plus que toi-même. Car si seulement tes problèmes étaient les seuls. Non, chaque âme dans cette demeure et celles avoisinantes étaient à surveiller, épier. Tu finissais presque par entendre leurs pensées, et cela te rendais fou. Littéralement. Chaque soir, tu mettais des heures à trouver le sommeil. Les ennemis, les faux alliés, l'Italie. Et ta femme, ta douce femme, votre fille, votre ou vos futurs enfants. Ta sœur aussi, celle à qui tu pourrais songer des heures durant. Et tes parents, ce père à rendre fier, ce blason à redorer, cette nation à récupérer. Sûrement avais-tu causé bien des malheurs dans une vie antérieure pour que dans celle-ci, depuis ta naissance, tant de fardeaux reposent sur ces épaules qui de plus ou plus souvent s'avéraient frêles. Pourtant tu aimais cela. Le pouvoir, la grandeur, et avoir sous ton joug toutes ces âmes prêtent à te servir. Tant de bons points dans la vie d'héritier, tellement de bonnes choses concédées au premier-né, mais le double de maux. Et personne ne semblait te comprendre, comme si peu te soutenaient. Beaucoup bien-sûr assuraient tes arrières, se trouvaient dans ton dos, mais parmi eux, combien voulaient y planter la lame de leur couteau ? Trop, beaucoup trop. Pourtant, dans ta folie, dans ta colère, n'avais-tu jamais voulu autre chose que la réussite de ce clan que tu tentais de tirer vers le haut ? Des erreurs, tant d'erreurs commises certes, mais cela n'était qu'humain. Que te reprochaient-ils, avaient-il vraiment doléances à conter, ou n'était-ce que des ingrats, comme tu l'avais toujours pensé ? Lasse de tenter de trouver le bon en ces gens, la recherche depuis bien longtemps s'était avérée veine, inutile. Et tu n'avais plus le temps, moins encore l'envie de prôner la paix à ceux qui jamais ne voudront autre chose que la guerre. « Je commence à te voir plus régulièrement que ma propre femme. » Et lui, le pire de tous. Il se tenait encore là, derrière toi. Tu ne pouvais même plus profiter de l'air pur, admirer tes jardins sans devoir supporter la présence de cette ombre dérangeant. « Et pourtant je ne m'habitue à ta compagnie, elle est toujours des plus détestables. » Il ne semblait se passer une seconde sans que tu ne sentes cette brûlure sur ta nuque, là où incessamment se posait son regard pernicieux. Et si tu avais fini par prendre cela avec humour, parfois user de ces rires plein de sarcasmes, nerveux, ta haine ne s'en était pas amoindrit pour autant. Au contraire de tes lèvres, tes prunelles ne pouvaient mentir. Elles laissaient toujours transparaître cette amertume, celle-là même que tu t'efforçais de contrôler pour ne pas lui mettre ton poings en pleine figure.

De retour dans ces halls où tu as grandi. Il est si dur de les quitter maintenant qu’ils sont officiellement le dernier endroit où tu as été heureux. Tu les parcourrais les yeux fermés. Pourtant ils te semblent presque étrangers, aliénés, en sachant que tu ne peux y entendre le rire de Micaëla résonner derrière une porte ouverte, croiser son sourire au prochain tournant. Il serait peut-être plus facile de les oublier, de ne revenir que lorsqu’on t’y oblige mais ton enfance s’accroche à tes chevilles comme un boulet. Tu te dois de rentrer à la maison. Même si officiellement tu n’es ici qu’un invité. C’était pour le padre que tu es revenu, il t’avait demandé de te charger d’un truc à Hambourg – sachant le coup qu’a été le mariage de Mica pour toi car il sait tout, il aime tester ta loyauté régulièrement depuis – et tu es venu lui faire un rapport. Ce qui te permet de t’adonner à une tâche qui depuis récemment t’apporte de la satisfaction à défaut de plaisir. Rester un pas derrière Vittore. Faire couler la sueur le long de sa nuque, qu’il finisse par associer ton ombre à un noir corbeau de mort. Qu’il te haïsse plus encore qu’il ne l’a jamais fait. Qu’il ait peur de mourir. Bien sûr, ta cruelle maîtresse ne t’a donné aucun ordre de faire ceci. Disons que tu fais du zèle. Il faut bien que tu passes tes nerfs. Personnellement je trouve ça un peu barbare mais chacun ses passe-temps, je te juge avec passivité disons. Tu aurais pu lancer un sort pour trouver l’aîné des italiens mais tu as été plus terre-à-terre, te fiant à l’expérience des fois passées et demandant en passant à un serviteur qui traînait là. Les jardins. Bien moins beaux de nuit, vidés de toutes leurs couleurs, mais plus calmes malgré les jardiniers qui œuvrent à ces heures ci pour ne pas gâcher la vue sous le soleil. Un endroit logique pour un homme qui croule sous les responsabilités et se noie dans la méfiance, entouré de requins blancs. Sait-il seulement que dans cette cohorte tu es le requin tigre qui se cache dans la masse ? Un peu plus petit mais ô combien plus violent. « Je commence à te voir plus régulièrement que ma propre femme. » Il n’a même pas tourné la tête vers toi, ce qui te permet de te poster à côté de lui, raide et droit comme un i mais avec une voix détendue, comme pour une discussion entre deux frères. Ce qui est un peu le cas. Comme la passé a été traître. « Si tu as des problèmes dans ton mariage ce n’est pas ma faute tu sais Vitto. Ceci dit, je crois être mal placé pour donner des leçons conjugales. » On peut dire ça oui. Alors que le brun lui, aime sa femme, ça crevait les yeux ces quatre dernières années. Décidément, ce bâtard a toujours une meilleure vie que tout le monde, même son mariage arrangé lui apporte le bonheur. « Et pourtant je ne m'habitue à ta compagnie, elle est toujours des plus détestables. » Ça a le mérite d’être clair et de ne pas t’étonner le moins du monde. Cela fait bien des années que de ton côté tu n’as pas non plus goûté à sa présence. Pourtant vous auriez pu être jumeaux. Mais la pureté vous a séparés, et une fois cette séparation établie, une certaine brune qui aurait pu vous rapprocher n’a fait que vous aliéner plus encore. « Depuis le temps c’est que tu n’es vraiment pas doué pour t’adapter. Tu devrais faire attention à la sélection naturelle, elle risque de te revenir dans la gueule à un moment ou l’autre. » On est dans l’insulte Darwiniste, soit.

Tout ça pour une histoire d’hémoglobine, tout ça parce que la sienne est plus rouge que la tienne – en théorie parce que si on vous coupe franchement personne ne verra la différence – tout ça parce que tu murmures des incantations là où il n’a qu’à agiter les mains, tout ça parce que quelque part tes ancêtres ont choisi l’humain au lieu de l’inceste. Vous êtes bien une preuve déplorable de plus que nul ne rait raciste mais que la vie est cruelle. Qui sait, peut-être qu’un jour vous laisserez derrière vous toutes ces haines et vous retrouverez à nouveau dans une accalmie bien méritée mais cela me semble peu probable. Je ne pense pas que vous accepterez jamais le repos, la paix. Ou alors vous serez bien trop vieux et pleurerez ensemble sur ce que vous avez gâché durant votre vie. En attendant, vous guerroyez. Tu le considères comme responsable du mariage de Mica, comme si c’était lui qui l’avait ôtée de tes bras, t’avait arraché ton cœur et l’avait jeté aux oubliettes pour jeter sa sœur dans une alliance. Il a échangé votre amour contre son trône. Comment lui pardonner ? Pourtant c’est bien te voiler la face, s’il n’avait pas été là, leur père aurait de toute façon décidé de tout cela, Vittore ou non, la belle italienne en aurait épousé un autre. Telle est la vérité. Sauf que c’est tellement plus simple de mettre un visage sur le malheur, d’attribuer votre destin à une unique personne, de pouvoir la blâmer. Pouvoir le tuer. Si tu t’y aventures, même sous les ordres de ta belle, il ne tombera pas sans combat. « Et bien figure-toi que j'apprécie ce concept de sélection naturelle. Le destin, bien plus noble arme que toutes ces fourberies dont usent les plus faibles pour le fuir, n'est-ce pas. » Comme si la mort entre tes mains s’apparentait au destin. Il fait dans le mélodrame, se donne des airs de tragédie grecque. Il n’est qu’un homme comme toi, il mourra comme un homme. Les dieux ne lui ont pas tracée une route dorée pavée d’honneur ainsi qu’il semble le croire. Toute cette arrogance te donne envie de rire, et ce regard défiant qu’il te lance, avec toute la pompe de celui qui se croit supérieur dans la défaite. Son insulte ne te fait ni chaud ni froid. Tu ris à voix haute mais pas à gorge déployée. Discret, moqueur, sincère. « Est-ce que j’ai l’air de fuir Vitto ? » Bien sûr tu adores courir mais pas pour échapper à tes responsabilités. « Ne te cache pas derrière le destin, la sélection naturelle c’est purement scientifique. » Tu secoues la tête. Ces royaux se croient vraiment au-dessus de tout, comme s’ils pouvaient échapper au temps. « Enfin, je venais juste te saluer, je suis surpris de ton hostilité. » Bien sûr, bien sûr… Tu n’es pas surpris du tout, il le sait bien, tu joues juste l’offensé. Tu es venu l’emmerder alors il te crache à la gueule en réponse, c’est bien normal.