Souviens-toi d'où tu viens. N'oublie jamais qui tu es..

Pour comprendre qui je suis, il ne faut pas s'en tenir à ma seule personne. Ce sont mes parents, ainsi que leurs propres parents, mais aussi mes oncles et tantes, cousins et cousines, frère puis soeurs qui ont forgé celle que je suis devenue. Je suis une Abdelaziz de sang avec tout ce que cela comporte, n'en déplaise à certains. J'ai grandi dans ce modèle de tolérance, offrant une place de choix aux femmes, égales des hommes, allant même jusqu'à les surpasser par moments. Le privilège du don de la vie, en quelque sorte. Porter ce nom est une fierté quotidienne. Mes cheveux d'un noir de jais, ma peau délicieusement dorée et mes yeux d'un brun profond sont autant de preuves de mon appartenance familiale. Jamais personne ne fera taire cet héritage qui est en moi, pas même avec cette bague à mon doigt. Symbole matériel de cet engagement qui m'a été imposé. Ainsi, je suis devenue une Nishimura. Un pion. Voilà ce que je suis, sur cet échiquier dont les règles du jeu me paraissent si injustes et pour lequel je n'ai, au final, pas mon mot à dire. Qu'est-ce que je déteste ça.. Ne pas être maître de son propre destin, dépendre d'un homme est une chose que je ne connais pas. Quel cadeau empoisonné laissé par ce sang pourpre. Cette grande pièce dans laquelle je me trouve, à Erfurt, est ma nouvelle chambre. Il est si tard et pourtant, il m'est impossible de fermer l'œil pour trouver un sommeil reposant. Comme la nuit passée ainsi que celle d'avant, et encore de nombreuses avant. Cette liberté si chérie des miens m'échappe, je le sens. Ce nouveau nom qui a remplacé celui que j'ai reçu à la naissance, de même que cette alliance ne sont que des liens qui s'enroulent autour de moi, chaque jour un peu plus. Le soleil ardent de mes ancêtres semble s'éteindre progressivement. Plus le temps passe, plus je le trouve horriblement long.

Que dire de mes plus jeunes années.. Les Abdelaziz forment une famille des plus soudées. Bien entendu, le caractère de chacun peut ne pas être compatible avec tous les membres qui la composent, mais on arrive à mettre d'éventuels différents pour placer notre nom avant le reste. Mes parents ont eu un fils, avant moi. Il est mon seul ainé puisque mes trois soeurs sont venues au monde après moi, me laissant devenir une grande sœur qui se voulait être exemplaire. Je n'agissais pas réellement seule, puisque l'éclat de Mayssa, ma chère cousine, me montrait comment me comporter avec les plus jeunes. En plus de cela, elle a toujours été présente pour moi, un modèle. La grande sœur que je n'avais pas, presque une meilleure amie si la distinction entre amitié et famille est de mise. Elle avait toujours une longueur d'avance sur ma propre vie, ce qui m'était assez utile puisque je profitais de son expérience nouvellement acquise pour faire mes propres choix. Il y avait également Wissem l'un de mes cousins, certes plus âgé que Mayssa et moi-même, et tant d'autres noms m'ayant permis de vivre une enfance harmonieuse et épanouie. Je sais que j'ai été chanceuse à ce niveau-là. Peut-être que cette nouvelle vie, auprès de mon nouvel époux est là pour contre balancer tout cela. Je n'en sais rien. Toujours est-il que l'entente entre nous n'est pas réellement au beau fixe. J'ai l'impression qu'il tente de me dompter tel un fauve sauvage arraché à sa liberté, en resserrant toujours plus cette emprise que le mariage lui a donnée sur ma propre personne. Heureusement, certains membres de sa famille semblent mieux me comprendre..

L'obscurité de cette nuit sans étoiles ne m'aide pas à trouver le sommeil. La sérénité que j'arbore habituellement semble s'être évaporée dans ce noir presque étourdissant. Il y a encore tant de combats à mener pour que cette tolérance qui m'habite depuis toujours gagne enfin du terrain dans ce monde si imperméable au changement. Les miens ont eu cette sagesse de céder ce pouvoir pour le rendre plus juste. Il faut avoir confiance en ce futur incertain. Ce serait un grand pas vers cette liberté qui m'a été enlevé après tout, donc pourquoi pas. Mais, ces chaînes qui me maintiennent à cette fameuse étiquette de femme parfaite connaissent une faiblesse depuis peu. Une faiblesse qui, malgré les risques pris, me fait à nouveau goûter à ce sentiment d'audace et d'indépendance dont j'ai besoin pour me sentir vivante. Et ce goût du risque a un nom. Morgan. Tout est parti d'un portrait qu'il devait faire de moi. Sa griffe de peintre m'avait déjà intrigué par le passé et certaines de ses œuvres ont particulièrement attiré mon attention. Ma curiosité m'a, forcément, poussé à en découvrir plus sur lui, sur l'homme derrière ses toiles et ses pinceaux. Une belle rencontre. Très belle, même. Qu'importe quelle peut être la couleur de son sang, c'est à lui que mon mari devrait ressembler : sa personnalité me fascine, m'intrigue et aiguise cette liberté que j'effleure du bout du doigt lorsque je me trouve près de lui.

L'insouciance de mes jeunes années n'est plus. Ces draps de soie qui recouvrent mon enveloppe charnelle sauront cacher, pour quelque temps encore, cette vérité que je tais. Tout fini par se savoir un jour ou l'autre, mais je ne regrette rien. Mon regard qui se porte vers cette nuit des plus noires, visible par cette fenêtre entrouverte, craint le retour de l'astre solaire chaque matin. Mais, c'est ainsi que le temps passe.