« Alors comme ça, on cherche à s’éloigner de la foule ? » La foule, c’est vite dit. Cette réception n’avait rien d’extravagant et ne réunissait que leurs deux familles alliées : Wolffhart et Nishimura, indissociables depuis de nombreuses années. Comme à son habitude, c’est avec un sourire malicieux niché aux lèvres que la petite fille fit son apparition. Le genre de sourire qui vous donne tout de suite l’impression que le monde est un peu plus beau, plus léger. Elle avait débarqué sans faire un bruit, probablement pour l’effet de surprise ou rire un peu. Sur le pas de la grande porte en chêne massif, elle apercevait Akira Nishimura confortablement installé dans un fauteuil de la bibliothèque Wolffhart. Un livre à la main, il s’était levé d’un bond à l’arrivée du louveteau. « Je ne voulais pas vous déranger, excusez-moi… » qu’elle lâcha alors, par pure politesse. Son regard pétillant, lui, disait tout le contraire. Akira n’était pas le seul à vouloir s’évader de toutes ces convenances. Si Elsa savait se tenir en société, c’était au prix de nombreux efforts. Elle rêvait d’aventure, de découvrir le monde au-delà de Frankfurt tout en profitant de toutes les merveilles qu’il avait à offrir. Elsa est douce, probablement trop pour le monde dans lequel elle devait évoluer. Et pourtant, elle faisait toujours preuve de bonne volonté pour s’adapter – essayer du moins – et acceptait malgré tout cette idée d’un avenir tout tracé. Les parents Wolffhart désiraient le meilleur pour leurs enfants, tout comme ils le voulaient pour leur famille. Ils avaient été élevés sous la protection de la Louve et leur force résidait en l’union qu’ils formaient ensemble. Jamais Elsa n’osera remettre en cause ses croyances et encore moins les valeurs qu’on lui avait inculqué. « Mais il faut quand même avouer que ça devient très vite… ennuyant, non ? » Elle baisse d’un ton, comme si elle venait de révéler un secret, une confession honteuse. Face à elle, le Nishimura reste muet et se contente de l’observer avec un regard mi-amusé, mi-intrigué. Elle n'était qu'une enfant alors qu'il avait entamé la période d'adolescence depuis plusieurs années déjà. « Cela dit, vous avez choisi la pièce la plus intéressante de cette demeure ! Et ce livre est une merveille, rien que la couverture en dit long. » Elle sourit de nouveau, croise et décroise ses doigts puis fait demi-tour. « Oh, n’hésitez pas à emporter ce qu’il vous plaît. Ce n’est pas perdu de toute façon. » conclut-elle avant de définitivement s’en aller et laisser son invité profiter de la tranquillité des lieux.

Allongés dans l’herbe à profiter de l’air frais du mois de novembre, Akira avait entraîné la jeune Wolffhart dans une promenade bien matinale. Le meilleur moment de la journée, selon lui. Plus les années passaient et plus Elsa appréciait les moments passés en sa compagnie. Si elle avait accepté de l’épouser dès son plus jeune âge sans trop broncher, ce mariage arrangé avait une saveur différente alors qu’elle découvrait des sentiments allant au-delà de la simple affection. Ils profitaient de cette heure-là pour s’éclipser en toute discrétion, alors que tout le monde dormait encore au domaine Nishimura. C’était devenu une sorte d’habitude, profiter de ces moments où ils se retrouvaient sous le même toit et s’offrir quelques minutes pour être tout simplement eux-mêmes. Sans artifices ni codes. « Nos parents vont certainement se mettre à organiser notre mariage. Le temps file après tout. » lâcha-t-elle tout naturellement. « Non pas que tu deviennes vieux, mais quand même ! » poursuivit-elle en riant un peu plus fort. « Il faut croire que nous sommes coincés ensemble. » « Pas trop mal, comme situation. » « Pas trop mal ? » qu’il répéta en fronçant les sourcils avant de s’approcher un peu plus de la jeune femme pour lui déposer un doux baiser sur les lèvres. « Pas trop mal, oui. »

Une douleur vive au niveau de l’abdomen la réveille et lui coupe brutalement la respiration. A chaque – difficile – bouffée d’air, ce sont des milliers de lames qui s’agitent en elle alors qu’elle essaye en vain de retrouver son calme. Mais rapidement, la panique l’envahit et finit par la paralyser jusqu’à ce que tremblements et sensation de vertige ne prennent le relai. Les larmes coulent naturellement le long de ses joues rosées alors qu’elle porte les deux mains sur son ventre en y faisant quelques pressions. « Non. Non, non, NON ! » Plus un râle qu’une protestation, Elsa ne sait que trop bien ce qui se passe. Elle sait également que la situation n’a rien d’encourageant. Alors elle prend son courage à deux mains et se redresse d’un coup, s’appuie difficilement sur le bord de son lit puis le mur pour faire quelques mètres, là où se trouve le téléphone le plus proche. Un liquide chaud coule le long de ses jambes frêles et c’est un sang pourpre qui vient tacher sa robe de nuit. Elle jette un œil sur le lit vide et remercie la Louve d’avoir épargné cette scène à Akira, en voyage d’affaires à la capitale. Il ne mérite certainement pas de vivre cette perte une nouvelle fois.  Le téléphone en main, elle compose le numéro du médecin chargé du suivi de sa grossesse, mis dans la confidence presque deux mois avant. « Bonsoir, excusez-moi de vous déranger… C’est Elsa Nishimura. » Il comprend la détresse de la jeune femme au simple son de sa voix. « Calmez-vous. Tout ira bien. » Rien n’ira plus jamais bien, qu’elle se mit à penser. Une fois, mais pas deux. Elle ne peut l’accepter.   « C’est… le bébé. Je- je crois l’avoir perdu lui aussi. Tout allait bien, tout allait parfaitement bien je comprends pas… » Des larmes coulèrent de nouveau sur ses joues et elle n’entend qu’à moitié les paroles de son interlocuteur. Elle distingue cependant l’essentiel : il arrive le plus vite possible. Et le plus tôt sera le mieux. Alors elle raccroche et se laisse glisser le long du mur, doucement, jusqu’à ce que ses jambes ne se dérobent sous son poids.

« Je m’absente pour quelques jours, à Berlin pour le travail si ça ne te dérange pas. » Silencieuse jusque-là, Elsa avait lâché cette phrase en plein milieu du repas. Elle n’avait pas tellement d’appétit ces derniers-temps, ne parvenant pas à chasser les souvenirs de cette fameuse nuit. La jeune femme avait déjà mal supporté une première fausse-couche, alors une seconde se révélait bien trop douloureuse. « Tout va bien ? » Il ne fallait pas être un génie pour entendre l'inquiétude qui se mêlait au son de la voix de son époux. Elsa avait changé, elle n’était plus aussi pétillante qu’avant. Cette petite lueur qui brillait dans ses yeux s’essoufflait jour après jour et personne ne pouvait rien y faire. « Mais oui, ne t’inquiète pas. Juste la fatigue qui s’accumule, je me reposerais mieux sur place. » qu’elle répondit en douceur tout en accompagnant ses paroles d’un sourire qui se voulait réconfortant. Elsa ne pouvait pas duper le Nishimura de cette manière, il la connaissait sans doute mieux qu’elle ne se connaissait elle-même. Cette fois-ci, elle avait décidé de s’imposer des limites, préférant de loin le laisser dans l’ignorance plutôt que de l’encombrer avec ses pensées négatives. « Je rentre dès ce week-end, promis. Tu ne remarqueras même pas mon absence. » Quelques mois plus tôt, Elsa avait fait l’acquisition d’une ancienne librairie et de l’appartement qui se trouvait juste au-dessus. L’état plutôt délabré de la bâtisse ainsi que les économies faites le long de sa carrière d’avocate lui avait permis d’être l’heureuse propriétaire d’un véritable bijou. Avec un peu de magie, d’huile de coude et de patience, la jeune Nishimura comptait apporter une nouvelle jeunesse à l’endroit tout en conservant le charme de l’ancien. Être avocate lui avait apporté de la stabilité. Elle a désormais besoin de s’évader, s’envoler loin de ce quotidien et s’autoriser à rêver de nouveau.  

« On est presque arrivé… Encore quelques pas… Attends un petit peu… » Les deux mains sur les yeux d’Akira, elle tentait de le guider du mieux possible sur les derniers mètres qui les séparait de sa surprise. Elle était parvenue à le convaincre de rester quelques jours de plus à Berlin, lui promettant bien évidemment que cette attente valait la peine. « Ne bouge plus maintenant. Et n’essaye pas de tricher parce que je m’éloigne. Garde les yeux fermés, c’est important ! » qu’elle poursuivit avant de se placer juste à côté de lui. « C’est bon, tu peux les ouvrir. » Une pointe d’excitation mêlée à une légère angoisse, Elsa se demandait bien comment Akira allait réagir. Leur passion commune pour les livres les avait énormément rapprochés plus jeunes. Etre en possession d’une librairie avait une valeur symbolique beaucoup plus élevée que celle commerciale. Sur la devanture en bois étaient gravées en lettres d’or ‘Die verzauberte Feder’, la plume enchantée un clin d’œil à la flûte enchantée de Mozart. « Qu’en penses-tu ? J’y travaille depuis des mois. Mais je compte également en faire une petite maison d’édition, lorsque la librairie sera un peu plus connue. On pourrait y publier de véritables perles ignorées par les plus grands, donner leur chance aux petits auteurs. Bon, ça ne sera certainement pas suffisant pour en vivre, mais la collection de livres anciens qui s’y trouve est merveilleuse. Tu… Oh et puis bon. » Elle s’arrête net, s’avance de nouveau vers Akira et lui attrape la main. « Viens voir par toi-même ! » L’instant d’après, elle l’avait attiré à l’intérieur de la bâtisse, laissant alors tout le plaisir au jeune homme de s’imprégner des lieux.