Maria n’en peut plus, elle est à bout de force. Allongée sur le lit conjugal, elle se tient le ventre en gémissant de douleur à chaque contraction. Les triplés ne doivent naître que dans trois mois, mais Maria sait pertinemment qu’elle ne pourra pas tenir jusque-là. Les premières contractions se sont manifestées il y a plusieurs jours et ne cessent de s’intensifier. Si Maria a su rester patiente en supportant la douleur autant que faire se peut, ce n’est pas le cas des triplés : ils veulent sortir. Sans doute doivent-ils se sentir à l’étroit. Pourtant, son ventre lui paraît énorme ! Il est aussi gros qu’une montgolfière ; un mois de plus et elle serait sûrement à bord de l’explosion. Qui aurait cru qu’en souhaitant un quatrième et dernier enfant, Maria tomberait enceinte de triplés ? Bientôt, la famille Vasilis se composera de six enfants. Quatre filles, deux garçons. Elle se console d’ailleurs en pensant que parmi ces triplés, deux filles, deux sirènes, verront le jour. Maria n’aurait certainement pas supporté l’idée d’avoir trois garçons.  Tout le monde sait à quel point les femmes sont respectées chez les Vasilis, bien plus que les hommes. Elles sont les déesses de la maison, les véritables reines. Les hommes n’ont qu’une place mineure au sein de la fratrie, ils ne sont souvent utilisés que pour former des alliances. Maria a été élevée dans cette optique, elle a élevé ses deux premières filles ainsi et élèvera les deux dernières de la même façon. En parlant d’elles, elles ne devraient plus tarder à pointer le bout de leur nez. Exactement au moment où un médecin et deux infirmières se montrent, Maria sent la poche des eaux se rompre. Une puissante contraction la surprend et un nouveau hurlement déchire les airs. Aristide Vasilis observe sa femme d’un air effrayé. Il ne sait pas quoi faire, il se sent impuissant. Il rejoint timidement le chevet de son épouse et tend la main vers elle. Naturellement, Maria le repousse. La douleur la rend mauvaise, méchante. Elle lui lance ce regard noir si terrifiant, serrant les dents de toute ses forces pour contenir ses douleurs. Le médecin déballe tout son matériel et bientôt, Maria sera autorisée à pousser.

Les premiers pleurs retentissent enfin. L’épouse Vasilis aperçoit vaguement la petite tête d’un des nourrissons, elle n’a pas le temps d’en voir plus que le second arrive. Le médecin prend tout de même le temps d’annoncer qu’il s’agit d’un garçon, avant de replonger entre les cuisses de Maria. Les larmes commencent à couler ; elle ne se sent pas capable de sortir les deux autres de son corps. Elle secoue la tête en pleurant, refusant de faire quoi que ce soit.

« Soyez forte, Maria. Vous êtes sur le point d’avoir deux merveilleuses petites filles » lui dit le médecin sur un ton qui se veut encourageant. Et c’est une réussite. Il lui suffisait juste de rappeler à Maria l’arrivée de deux nouvelles Vasilis pour la motiver.

Elle ne sait pas d’où elle puise sa force, mais elle se redresse légèrement et pousse dès lors qu’on le lui ordonne. Le deuxième enfant, la première fille, se montre enfin. Encore quelques efforts supplémentaires et la deuxième arrive à son tour. Maria n’a pas encore le courage d’admirer ses progénitures. Épuisée, elle laisse sa tête retombée sur le matelas et ferme les yeux, s’autorisant un grand moment de faiblesse. La mère Vasilis pleure maintenant à chaudes larmes et refuse de voir ses enfants. Non pas qu’elle ne les aime pas. Disons simplement que son corps endolori lui empêche d’avoir la moindre pensée cohérente. Elle a juste besoin de repos, désormais. Beaucoup de repos. Les yeux fermés, la main posée sur son ventre quasiment plat, elle écoute simplement les infirmières prendre soin de ses trois enfants. Elle entend également son mari donner les prénoms qu’ils ont choisis ensemble : Adrian, Selene et Avra. Maria esquisse un sourire et quelques minutes plus tard, elle se sent finalement prête à rencontrer les nourrissons.


« Adrian, Selene, Avra ! Je peux savoir où vous allez ? demande Maria Vasilis lorsqu’elle aperçoit du coin de l’œil ses triplés se diriger vers la porte principale de la grande maison.
- On va juste se balader sur le port !
- Promis, on sera de retour dans une heure. »

La matriarche regarde ses enfants avec sévérité, et finit par pousser un soupir d’agacement. D’un signe de la main, elle les autorise à sortir en leur rappelant d’être prudents et leur interdisant de pratiquer la magie. Les triplés n’ont que quatorze ans, ils sont encore jeunes et en plein apprentissage. Ils ne connaissent pas tout-à-fait l’ampleur de leurs pouvoirs, ils ne savent pas totalement de quoi ils sont capables. Mieux vaut jouer la carte de la sûreté pour le moment.

Élever ces trois petites têtes n’aura pas été de tout repos, Maria n’a aucun mal à l’admettre. Depuis leur naissance, Adrian, Selene et Avra n’ont été séparés que très rarement. Dès que l’un d’entre eux manque à l’appel, ils se sentent perdus et désemparés. Que ce soit à l’école ou à la maison, les trois enfants ne se séparent qu’en cas de force majeur. Ce n’est pas pour autant que ce sont des triplés difficiles, impossibles à éduquer. Bien au contraire. A partir du moment où ils sont tous les trois, il est facile de les tenir occupés. Ce ne sont pas des enfants turbulents ou violents. Ils sont, au contraire, calmes et attentifs. Du moins, de tous les enfants Vasilis, ce sont bien les plus faciles à vivre. De petits sorciers pétillants, débordants d’énergie. Les voisins ont l’habitude de les voir arpenter le quartier en courant, inondant les rues de leurs rires contagieux. Exactement comme aujourd’hui.

Nous sommes donc le 16 juillet 2003. L’été est bien présent. La ville d’Hambourg ne connait que le soleil et la chaleur depuis plusieurs semaines. Les enfants profitent de leurs vacances pour redécouvrir cette ville qu’ils aiment tant. Les Vasilis sont connus pour être des amoureux de l’eau. Plus ils sont proches de l’eau, mieux ils se sentent ; ce n’est pas pour rien que du sang grec coule dans leurs vaines après tout. En grandissant, les triplés ont pris l’habitude de jouer sur le port. C’est leur terrain de jeu, le seul endroit où ils se sentent vraiment chez eux. Aujourd’hui comme hier, on les voit jouer ensemble, et en les voyant aussi heureux, on pourrait jurer que jamais rien ne pourrait détruire le bonheur qu’ils peuvent ressentir. Et pourtant… Les triplés sont loin de se douter que ce 16 juillet sera à jamais un jour maudit pour eux.

« Attrape-moi si tu peux ! »

Selene bouscule son frère et commence à courir, sans regarder devant elle. Avra rit aux éclats et commence à suivre son frère et sa sœur, déjà loin devant elle.

« Allez, plus vite gros nul ! »

Adrian accélère le pas, bien décidé à rattraper sa sœur. Avra est toujours en retrait, mais elle fait de son mieux pour les rattraper.

« Attendez-moi, hurle-t-elle à moitié en riant.
- Toi aussi, t’as qu’à courir plus vite ! Grosse nulle ! »

Adrian ne l’attend pas. Il se précipite sur Selene, qui elle, ne fait toujours pas attention à la direction qu’elle prend. Le garçon et la première des filles se retrouvent à courir sur un ponton, complètement insouciants. Bien qu’elle soit loin derrière eux, Avra voit le danger venir. Elle se stoppe net et hurle le prénom de sa sœur ; Avra craint la chute. La mise en garde de la petite fille est malheureusement inutile. Une fois à la même hauteur que Selene, Adrian la pousse involontairement dans l’eau. Selene, dans un cri de peur aigu, tend machinalement la main vers son frère. Ce dernier est incapable de retenir sa sœur, il la voit tomber, totalement impuissant. Avra ne tarde pas à rejoindre son frère au bord du ponton, ils observent les eaux calmes en panique. Impossible d'apercevoir leur sœur. C'est comme si elle s'était soudain volatilisée.

« SELENE !?
- Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ce que j’ai fait… »

Les deux enfants scrutent l’eau durant de longues minutes, incapables d’apercevoir le moindre signe de vie. Si seulement ils savaient utiliser la magie correctement, sans doute trouveraient-ils quoi faire. Tandis qu’Avra reste auprès de Selene, Adrian s’enfuit pour rejoindre la demeure des Vasilis. Haletant, le garçon de quatorze ans se précipite vers sa mère.

« Selene… Elle est… Elle est tombée ! On sait pas où elle est, on arrive pas à… »

Adrian sent déjà les larmes perler sur ses joues. Sans plus attendre, les Vasilis se rendent tous sur le port et commencent les recherches. Recherches qui durent plusieurs heures, puis plusieurs jours. Lorsque le corps de Selene remonte à la surface, il est sans vie.


La dague de la sorcière s’enfonce dans le corps de l’individu avec aisance. Elle perce la peau de l’homme, détruit les organes sur son passage et plonge droit sur le cœur. L’effet est immédiat : Avra voit le regard de l’homme s’éteindre, elle sent son rythme cardiaque s’estomper pour finalement devenir silencieux. Toute forme de vie quitte sa proie et un sourire satisfait étire les lèvres de la jeune femme. Lorsqu’elle retire la dague du corps désormais inerte de l’homme, un bref jet de sang jaillit. Le sang se répand partout autour d’elle ; elle se redresse avec légèreté et veille à ne laisser aucune emprunte de son passage. Elle use d’un ou deux tours de magie pour faire disparaître toute trace de lutte et essuie la lame de sa dague. De nouveau, le prénom de Selene est visible. Comme toujours, Avra pense à sa sœur. Treize ans. Treize ans que les triplés ne sont plus que des jumeaux. Au lieu de pleurer la mort de sa sœur – parce qu’elle n’a absolument pas le temps pour ça, Avra se contente de ranger son arme et déguerpit bien vite avant que quelqu’un ne l’aperçoive sur les lieux du crime.

Cette victime en plus sur le compte de la meurtrière, c’est un ennemi en moins pour les Löwewald. Que demandez de plus ? Si, au début, tuer des gens à la place des Löwewald lui avait paru immoral, la sorcière s’y est très vite fait. Après tout, sans les Löwewald, les Vasilis ne seraient certainement pas ce qu’ils sont aujourd’hui : en effet, en échange de leurs bons et loyaux services, la famille grecque reçoit richesse et protection. Tout le monde y trouve son compte, et tout le monde s’en sort vainqueur. C’est tout ce que la jeune sorcière de 27 ans désire, elle ne demande rien de plus. En plus d’éliminer la vermine pour les Löwewald, Avra a également proposé ses services à d’autres sorciers dits purs. Bien-sûr, les Löwewald passeront toujours en premier, la jeune Vasilis est littéralement à leur pied. Il n’empêche que la jeune femme ressent de plus en plus le besoin de satisfaire les sangs purs. D’une certaine manière, elle les admire. Elle veut les impressionner et entrer dans leurs bonnes grâces. Elle sait que les sangs mêlés sont tout aussi valeureux, elle sait que leur magie est loin d’être impuissante. C’est justement en effectuant les tâches les plus désagréables qu’elle espère montrer toute la puissance dont sa famille peut faire preuve. Parce que oui, contrairement à la plupart des membres qui composent la famille Vasilis, Avra est sans l’ombre d’un doute la moins égoïste. Comme eux, elle veut le prestige, elle veut la richesse, mais elle ne veut rien de tout ça sans sa famille. C’est un comportement qui lui vaut bon nombre de déception, car c’est bien connu : les femmes Vasilis sont des femmes jalouses qui peuvent mettre la famille de côté sans le moindre scrupule. Il n’empêche qu’Avra ne leur en a jamais tenu rigueur. Elle est toujours restée là, fidèle au poste. Tout comme son frère, Adrian. D’ailleurs, la mort de Selene explique certainement pourquoi Avra est aussi attachée à sa famille. Perdre son double fut atrocement douloureux, elle ne souhaite pour rien au monde revivre ce genre de moment. Peu importe ce qu’ils sont, ce qu’ils font, peu importe les déceptions et les trahisons : Avra sera toujours là pour assurer les arrières de ses proches.

Avra Vasilis marche aussi calmement que silencieusement dans les rues de Hambourg. Il est tard dans la nuit, la plupart des habitants sont plongés dans un sommeil profond. Elle regagne son propre logement, troque sa tenue sombre contre une nuisette légère et se glisse dans la chambre de son mari. Il y a maintenant deux mois, Avra est devenue une Badstuber. Il s’agit d’un mariage arrangé, bien évidemment. Avra ne croit pas en l’amour, elle n’a jamais rien ressenti qui s’y apparente non plus. La seule personne de qui elle soit un jour tombée amoureuse, c’est son frère. Il n’y a rien d’incestueux là-dedans, Avra lui porte simplement un amour fraternel extrêmement fort. Elle a tendance à le placer sur un piédestal, à le considérer comme un organe vital nécessaire à sa survie. Mais elle savait que, tôt ou tard, Avra devrait se séparer de son jumeau pour vivre avec un sorcier de sang-mêlé choisi par sa mère. Et ce choix s’est porté sur Klaus Badstuber, un sorcier qui ne lui est pas étranger. L’entente entre les Vasilis et les Badstuber dure depuis des années. Quand la matriarche Vasilis a parlé d’une potentielle union entre l’aîné et l’une de ses filles, Avra s’est aussitôt manifestée. Ce qu’elle n’avait pas prévu, en revanche, c’est de voir son mari lui filer entre les doigts. Les mariages arrangés sont compliqués au départ, Avra en a toujours eu parfaitement conscience. Il faut laisser le temps aux jeunes mariés de s’accoutumer à cette nouvelle vie, il faut qu’ils apprennent à se connaître et à s’aimer. Malheureusement, Avra a beau y mettre toute la volonté du monde, Klaus continue de dresser cet énorme mur entre eux.

Ce soir encore, la jeune mariée s’immisce dans le lit de son époux en espérant bêtement que celui-ci la prendra dans ses bras. Elle se colle contre lui, puis le réveille en déposant quelques baisers sur son épaule. L’homme sursaute et sort du lit en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, réclamant au passage l’allumage des lumières par la magie. Les deux mariés se dévisagent durant de longues secondes.

« Qu’est-ce que tu fous là ?
- Je suis ta femme. Ce lit est autant le mien que le tien. »

Klaus secoue la tête et prend la sortie d’un air exaspéré. Il ne veut toujours pas d’elle. Avra sait ce qu’il veut. Il veut cette autre femme, celle qui fait battre son cœur. Cette femme qui n’est pas elle. Jusque- là, Avra a fait preuve de beaucoup de patience. Nuit après nuit, elle essaye d’attirer son mari dans ses filets. Elle ne le force à rien, elle tente subtilement de séduire l’homme avec qui elle doit supposément passer le restant de ses jours. Tout en sachant que son mari ne sera jamais amoureux d’elle. Une dure réalité qu’elle a acceptée.

« Tu sais qu’elle ne reviendra jamais. T’es à moi, Klaus. Ne l’oublie pas. »

Il ne doit pas non plus oublier que sa femme est une meurtrière de l’ombre, préparatrice de poison à ses heures perdues. Il serait d’ailleurs effrayé de savoir avec exactitude le nombre de ses victimes. Si lui ou l’amour de sa vie ne veulent pas en faire partie, mieux vaut pour eux qu’ils soient très discrets. Rien n’échappe à l’œil d’une Vasilis, Avra ne supporterait assurément pas de voir son mari batifoler avec une autre qu’elle. Elle le veut. Elle ne veut être qu’à lui. Klaus ne devrait pas la sous-estimer, il ne connait pas encore sa femme. Il ne sait pas de quoi elle est capable pour avoir l’exclusivité.
Possessive ? C’est bien possible.