Düsseldorf, 2014

Tu poses tes doigts pâles contre le bois de la porte et pousse légèrement. Une simple pression, pour laisser un entrebâillement de quelques centimètres, juste assez pour que tu puisses entendre les voix de l’autre côté sans que la porte se fasse entendre. Tu te poses contre le mur, le souffle court, les oreilles tendues. Demain, c’est ton anniversaire. Demain, tu as dix-sept ans et tu deviens majeure. Une part de toi ne peut s’empêcher d’en être fière, de bomber le torse en se disant que c’est bon, tu es grande maintenant. Pourtant, au fond de toi résonne un avertissement, celui que l’annonce de tes dix-sept ans suit l’annonce de tes fiançailles, du nom de celui à qui tu vas te lier pour le restant de ta vie, contre ton gré. Et cette petite voix au fond de ta tête qui ne peut s’empêcher de te rappeler ce fait suffit à te couper le souffle, à faire marteler ton cœur contre ta poitrine et à faire perler une sueur froide le long de ta tempe. Pourtant, tu te forces à afficher un visage neutre, à réguler ta respiration, et porte ton attention sur autre chose que la crise de panique qui pointe. « N’est-il pas temps de trouver un mari à ta fille, Niklas ? » La voix d’Helmina, claire, sans la dureté dont elle peut faire preuve parfois, mais avec cet air aimable et faussement curieux qu’elle utilise souvent avec sa famille. « Je ne pense pas que ce soit utile pour l’instant » « Soit. » Ton père, ton héros. Tu sens derrière ces paroles son sourire en coin, et tu ne peux que dessiner le même sur tes propres lèvres. Ton rythme cardiaque reprend une vitesse normale tandis que tu assimiles la portée du dialogue que tu viens d’entendre. Tu ne seras pas fiancée demain, tu as encore un peu de répit.

Berlin, 2015

Des pas, des rires, des cris résonnent contre le marbre du palais, provoquant un écho assourdissant qui aurait pu facilement t’agacer, mais pas aujourd’hui. Helmina est monté sur le trône et tu viens, par la même occasion, de devenir officiellement et aux yeux de tous, une princesse. On t’a élevé, éduqué pour ce jour, pour poser tes valises dans cette immense bâtisse et de retrouver le pouvoir qu’on avait volé à ta famille. Et ce soir vous célébrez cette victoire en une fête grandiose. Pourtant, au bout de quelques heures, la chaleur étouffante a eu raison de toi et tu n’as pu que t’extirper hors de la salle en quête de fraîcheur. Tu te poses rapidement sur les marches du palais, souriant doucement au doux vent qui court sur ta nuque.

« Le statut de princesse te sied, Silke » Tu tournes ton regard vers ton frère et tu ne peux réprimer le rire qui te vient. Tu as du mal à ne pas afficher un sourire idiot à la perspective du futur. Tu poses ta tête sur l’épaule de ton frère, et il passe rapidement un bras autour de tes épaules. Tu entends d’ici la musique qui résonne et une vague de chaleur vient prendre possession de ton corps. Ce soir, ta famille est heureuse, elle touche du doigt cet objectif qu’elle s’était donné depuis bien avant ta naissance. Et sous tes yeux, ils ont récupéré la couronne, ta tante s’est emparée du trône, le spectre en main et a récupéré des rênes du pays, qui lui revenait de droit.

Berlin, JUILLET 2016

Tu ne souris plus. Au contraire, derrière tes lèvres se cachent tes dents serrées. Tu te mords la lèvre jusqu’au sang pour t’empêcher de libérer ta frustration, ta peine en des cris. On t’a appris à tout intérioriser et c’est ce que tu fais en ce moment-même. Mais tu fuis, au moins pour la soirée. Tu vagabondes dans les rues de Berlin, à la recherche du moindre moyen de détourner ton attention du nom qui tourne dans ton esprit depuis des heures. Marvyn. Ton destin a été scellé, et tu es maintenant attaché à cet homme de plus de dix ans ton aîné. Cet homme qui t’a vu grandir dans son propre château, qui te semblait si grand, si imposant et qui maintenant te semble presque effrayant. Tu sens la bile monter, tu te sens traqué, pris entre quatre feux par ta propre famille. Tu ne diras pas non. Jamais. C’est ta famille après tout, leur volonté, leur bon-vouloir, passera toujours avant tes désirs. Mais tu t’accordes cette soirée pour encaisser la nouvelle, la rejeter de toutes tes forces ce soir pour mieux l’assimiler et l’accepter ensuite.

Tes yeux se posent sur une enseigne aux néons blancs, reflétant les clients près de la vitre. Un bar. Un regard semble te fixer et tu t’approches, à petits pas. Tes yeux s’accrochent aux siens, Gavriel. Ces yeux gris semblent marqués au fer rouge dans ton esprit tant tu as remarqué cet homme te fixer, te sonder, d’abord durant vos heures en commun à Godladler, et ensuite durant tes cours magistraux de droit. Il semble partout, son regard doux et pourtant tu n’as jamais pris le temps de le connaître ou même de lui parler. Il y a bien cette fois, en cours de botanique, où il t’avait aidé, ses paroles hésitantes mais son regard toujours aussi doux. Tu lui avais adressé un sourire, un merci et c’est tout. Trop méfiante pour nouer le moindre contact avec lui. Pourtant. Tu entres, commandes un verre et te dirige vers lui, la démarche assurée. « Hey. » Il déglutit, et tu prends plaisir à le voir prendre un air gauche et surpris. « Hey. Je.. Tu vas bien ? J’ai entendu pour l’incendie, je voulais te dire.. Toutes mes condoléances. » C’est à ton tour de déglutir, de détourner le regard lorsqu’il te parle de ta famille. De cette partie de ta famille. Les Freidrich. La famille de ta mère mais également celle de la femme de ton fiancé, morte. Tu te prends ce nom comme une gifle, la douloureuse réalité te revenant en tête. Tu masques ton trouble en un sourire en coin, le même que ton paternel et tu avales le contenu de ton verre d’une traite. « Le sujet famille est prohibé ce soir, okay ? » Un sourire pour camoufler l’agressivité de ta demande. Bientôt tu l’embrasses. Tu baisses les armes. Tu t’abandonnes, presque douloureusement, dans les bras de cet homme.