Dans la vie il y a les flaques et les éclaboussures

Naître chez les Rosenwald est un défi que le monde ne réalise pas. Naître en est déjà un, lorsque l'on contemple celles qui éprouvent tant de difficultés à enfanter, qui laissent des enfants morts qui n'inspirent même pas une goulée d'air s'échapper de leurs cuisses. Je suis une Rosenwald. Fille d'une femme aussi exigeante qu'intransigeante. Celle qui a réclamé de la part de chacun de ses enfants... Serena, Luis, Lukas, et mon autre sœur, une perfection digne de la famille impériale que nous étions. En exil ? Peu importait, nous restions de ce sang bleu plus pur encore que bien des autres. Nous valions mieux. La préservation s'était faite. Un jour le trône nous reviendrait, nous avions été élevé avec cette croyance. Et l'attitude rebelle que je développais en grandissant, mes idées risibles de vie plus libre, furent étouffés par ma mère plus durement que jamais. Souffrance muette, sensation d'étouffer derrière un masque trop étriqué. Je suis devenue celle que l'on attendait de moi, incapable de ne pas exceller à l'école sorcière, cultivée et mondaine, fière et distinguée, élégante et raffinée, charmante et délicate. Poupée de porcelaine parfaite. Personne ne décelait la fêlure derrière laquelle le diable de mes émotions se démenait, ou mon besoin de souffrir qui s'exacerbait. Improbable. Impossible. J'étais le parfait exemplaire d'une princesse de la rose, croyante qui plus est. Je n'ai jamais pu m'empêcher de croire en la déesse, peut-être parce que je me suis toujours imaginé que je lui ressemblais au moins un peu.

Et tu me verras sourire du seul endroit où je brille

Elle avait senti son regard courir sur elle depuis le début de la réception, le croisant par instant, et lui adressant un doux sourire charmeur, tandis qu'un autre se trouvait à ses côtés. Elle ne le savait pas, et comment l'aurait-elle pu alors qu'il n'avait été question que du mariage de son frère ainé, et que sa mère ne lui avait pas encore soufflé à qui elle-même allait voir son destin lié. Elle ignorait que le jeune Freidrich, frère de celle qui venait d'épouser Luis, et qui ne la quittait pas du regard, était celui à qui on l'avait promise. Elle n'était, après tout, pas concernée par cette décision, chaque noble famille de sang pur vous le dirait : les promis n'avaient pas leur mot à dire sur leur future union. Aussi ne se doutait-elle de rien, alors qu'elle souriait, charmante, désirable fleur aussi gracieuse que délicate, à l'homme qui se trouvait à ses côtés. Un cousin. Une menace aux yeux de l'ours qui sentait une jalousie propre à la possessivité qu'il était en droit de ressentir vis-à-vis de sa promise. Son père le lui avait annoncé alors qu'il avait eu 17 ans, qu'il était liée à une rose d'à peine 12 ans qu'il n'arrivait même pas à imaginer adulte. Mignonne, mais normalement constitué, Georg n'avait trouvé aucun attrait à la gamine trop sage et trop parfaite des Rosenwald. Mais les années avaient fait leur travail, et il ne restait pas insensible à l'ange impérial qui déambulait à cette soirée organisée en l'honneur du mariage de l'héritier de la famille impériale et de sa sœur, Aloisia. Pourtant, c'était en direction de Mia que les regards du troisième né ne cessaient de revenir, alors qu'il déambulait discrètement. Pas suffisamment pour qu'elle n'ait pas remarqué son manège. Mais elle n'y faisait pas réellement attention, elle savait captiver les regards, et elle avait conscience que sa jeunesse étourdissante la laissait devenir femme.

« Mia ? » s'étonna-t-elle d'entendre derrière son dos, alors qu'elle se retournait pour finalement se retrouver face à son spectateur qui s'était avancé jusqu'à elle. Inclinant légèrement ses traits sur le côté, la toute jeune adulte qui apprendrait rapidement la vérité sur leur alliance, mais l'ignorait encore, lui adressa un sourire charmant, laissant s'échapper de son timbre trop doux : « Georg. » Elle saluait celui qu'elle connaissait, mais qui était plus âgé qu'elle de 4 ans, et dont elle n'était pas très proche. Néanmoins, elle remarqua le petit muscle qui tressauta sur sa mâchoire, signe d'une contrariété, et si elle avait détourné son attention pour observer le reste de son être, elle aurait pu remarquer les poings serrés qui étaient les siens. « Pourrais-je te parler un instant. En privé. » La précision était destinée à son cousin, et elle le comprit aisément. Mais pas seulement, ce qu'il désirait lui dire semblait requérir une solitude qu'il ne semblait pas pouvoir obtenir au milieu des invités présents pour célébrer le mariage de Luis. Peut-être aurait-elle pu l'ignorer, mais la curiosité l'emporta sur la sagesse. « Si c'est important, allons-y. » Il hocha la tête, venant s'emparer de son bras d'une poigne qu'il retint d'être brutale, alors qu'il l'entraînait loin des autres invités. Elle finit pourtant par la sentir, sa colère qui rampait à même sa peau, ses doigts qui s'enfonçaient douloureusement dans la chair de son bras dissimulé sous le tissu de la robe qu'elle portait. Mais elle ne fit aucune réflexion, appréciant l'attitude du rouquin, sans deviner où il voulait malgré tout en venir. Et lorsqu'ils débouchèrent dans ce petit salon vide de toute forme de vie, il relâcha sa prise, refermant derrière eux sans la perdre des yeux, regard qui devint plus sombre, comme s'il s'apprêtait à lui reprocher toutes les horreurs du monde. Loin de sembler craintive, Mia esquissa un sourire sarcastique de l'adolescente arrogante qu'elle était. « Et bien, qu'as-tu de si important à me dire que tu me prives de la réception et de la compagnie des autres convives. » « Dis plutôt d'un seul. » gronda-t-il en s'approchant à pas mesuré d'elle. « Quelle drôle de remarque. » « Légitime, lorsqu'elle vient de ton fiancé. » Elle resta un instant silencieuse, alors qu'elle le regardait continuer à s'approcher d'elle, certaine qu'il ne mentait sans doute pas, et que la vérité ne tarderait pas à lui être soufflée, de même qu'une annonce officielle ne tarderait pas. « Elle reste drôle, Georg. Je ne passais qu'un instant en compagnie... » « A lui sourire comme s'il était l'homme le plus important de ton univers. » lui reprocha-t-il en la plaquant contre le mur, ses doigts se refermant sur la gorge de Mia. Elle aurait pu user de magie, le rejeter, le blesser... mais faire un scandale le jour du mariage de son frère n'était pas réellement ce qu'elle désirait. Et il fallait reconnaître qu'elle aimait un peu trop ce qu'il se passait pour qu'elle daigne s'y opposer. « Ce n'était qu'un sourire... si tu veux tout savoir, mes lèvres n'en ont jamais touché d'autres. » Elle mentait, lui laissait entendre ce qu'il crevait qu'elle lui avoue. Son inexpérience, son innocence, mais les lèvres avaient déjà été rougies par des baisers loin d'être chastes. Par contre, elle n'avait jamais dépassé le cap de non retour. Persuasive... elle n'eut pas à faire plus d'effort pour sentir ses doigts se faire plus doux autour de sa gorge, et son corps venir s'imbriquer contre le sien. « Jamais ? » « Jamais. » Elle ne sut s'il la crut, ou s'il préféra répondre à l'invitation de ces gourmandes qui n'attendaient que la caresse des siennes, le baiser se fit impulsif, impérieux, comme pour effacer la saveur laissée par le mensonge. Ses mains se firent invasives, s'égarant dans les tissus de la robe qu'elle portait pour l'attirer plus étroitement contre lui et ne lui laisser aucune retraite. Un raclement de gorge en décida autrement pourtant, le baiser se brisa, et elle chercha l'intrus du regard en même temps que celui de Georg. « Votre mère vous demande Princesse. » Un membre de la famille Koleczko venait de lui transmettre une simple information, alors qu'elle était certaine que pas un mot de sortirait de cette pièce. Plaçant une main sur le torse de celui qui serait son fiancé pour le repousser, elle remit de l'ordre dans sa tenue avant de quitter la pièce sans un regard pour lui. Elle ne l'aimait pas, non. Mais elle appréciait ce qui se dissimulait derrière son calme et sa discrétion. Elle aimait le caractère sanguin, cette lave incandescente qui avait contaminé le moindre de ses gestes à son égard. Pourtant, s'observant brièvement dans un reflet pour s'assurer de son apparence, elle reparut dans la grande salle, un sourire léger et courtois à même ses lèvres, son cœur se fracassant derrière la falaise de sa poitrine.

Il y a les pièges, les arnaques, quelques âmes encore pures

Georg était mort. L'incendie avait ravagé la demeure des Freidrich. Il était criminel, bien évidemment, un moyen de marquer l'opposition de certain à l'Empire, à ce que les Rosenwald représentaient, de même que ceux prônant la pureté suprême. Mia en faisait parti. Coupable. Elle aurait pu périr parmi ces flammes, et c'était tout ce qui restait présent dans son esprit. Non pas le fait qu'elle n'avait plus de fiancé, qu'elle n'était donc plus liée, ni promise à qui que ce soit. Ni même la réalité qui voulait que sa belle-sœur ait perdu presque toute sa famille. Il s'agissait de celui qui affirmait qu'elle aurait pu, elle aussi, n'être qu'un corps que l'on n'aurait même pas pu identifier si sa vie avait été liée à celle de Georg de manière plus officielle. Elle aurait pu n'être plus qu'un cadavre. Silencieuse, elle remerciait la déesse de l'avoir préservée, et dans un même temps, elle réfléchissait à la motivation de ceux qui avaient agis ainsi. Elle connaissait l'histoire, se doutait que tous n'acceptaient pas le retour des purs au pouvoir, mais à l'inverse, si c'était l'impérialisme qui était visé, ils auraient dû s'en prendre aux Rosenwald. Moins accessibles. Mieux protégés. Sans nul doute. La vérité était qu'elle ignorait ce qui avait bien pu se passer, et l'enquête demandée par sa mère ne tarderait sans doute pas à leur apporter des réponses. Pourtant, Mia ne pouvait se satisfaire de cela... si elle n'était pas une Freidrich et ne le serait jamais, Aloisia l'avait été, et la rousse était à présent un membre des Rosenwald de manière pleine et entière. De même que s'attaquer à une famille pure et noble de leur partie n'était tout simplement pas acceptable.

Elle craignait plus que tout que l'on se rapproche, que l'on s'en prenne aux siens, ce qu'elle ne supporterait pas. Il ne fallait pas douter, malgré le sarcasme dont la brune était capable, malgré la comédie mensongère qu'elle offrait au monde pour dissimuler ses imperfections, jamais elle ne se montrerait déloyale envers les siens. Elle n'était pas une mère, ni une épouse, à peine une sœur, et la douleur d'Aloisia, elle l'imaginait sans l'ombre d'une difficulté. Celle qui ne lui ferait pas le moindre bien, comparé à d'autres. Celle-ci ne serait qu'un combustible à sa colère, sa rancune, sa rage destructrice et cruelle. Luis n'aurait besoin de rien, pas même un regard ou une parole pour bénéficier du soutien plein et entier de la benjamine de la fratrie.

Je ne l'aimais pas. J'aimais ce qu'il représentait et la relation que nous avions. Ce que je ressens n'a rien de comparable, mais je ne peux qu'imaginer. Deviner. Laisser le pouvoir de l'empathie vrombir au fond de moi et laisser le monstre d'une vengeance qui n'est pas entièrement mienne. J'ai croisé Luis, Mère, ... le lutin ne peut sortir de sa boîte sans que l'on ne réagisse. Nous sommes les Rosenwald, et il est absolument hors de question que l'on laisse se reproduire l'histoire tel un cercle vicieux. Nous, mieux qu'une autre famille, savons ce que représente la déchéance. Et je me tiendrai aux côtés de mon frère, quoiqu'il advienne. On m'a privé de mon futur époux, il est de mon droit de m'insurger, de me révolter contre l'ignominie. Mes doigts caressent l'ivoire prêt à obéir aux émotions débordantes qui chavirent au fond de mon âme. Je n'ai rien dit à Luis, mais les faits sont là, je serai là pour lui. Geste tendre, douceur trop élégante pour être déplacée, j'ai apporté mon soutien muet face au désastre de ces jours. Je ferme les yeux, et les premières notes s'élèvent, lourdes, profondes, destructrices, appelant la douleur obsédante, narguant les coupables de ce qu'ils récolteront. Nous ne plierons pas. Ils se courberont à nos côtés pour mieux se redresser. Je compose l'horreur, l'espoir, la détermination, et ce mot qui nous rend plus fort : la famille. Peu importe que l'attaque nous ait visée ou non, elle nous a éclaboussé.

C’est juste un jour de plus, mais c’est un jour bien réel.